Nous nous souvenons tous de ce soir là, pour la première fois nous avions ressenti le froid d'un vrai Décembre. Nous nous souvenons tous de cette fois, qui a laissé en nous, une trace indélébile qui a fait naître une idée, un sentiment, une perception nouvelle. Une rencontre étonnante peut faire partie de ces miracles. Il faut bien sur accepter d'accueillir le moment, ne pas interrompre l'effervescent échange. Combien de personnes croisons-nous chaque jour ? Des centaines, des milliers ? Il est difficile de prendre le temps de s'asseoir ensemble et de converser quelques minutes.
En ce mois d'Octobre, j'ai eu la chance de partager un café avec Jérôme Carrier, simplement le temps d'une bribe de maux, le temps que l'horizon décline, et que chacun de nous fasse demi-tour, vers son propre chemin, mais en ayant vécu un instant l'un avec l'autre.
Une fois gravi l'escalier digne d'un film de Guillermo Del Toro, lumières frémissantes, et entrée dans le Tube de la Fabrique, je croise au bout d'un couloir, un directeur des projets artistiques contemporains en manque de café, moi-même hyperactive roulant à l'essence brune, nous nous retrouvons assis tous deux à la librairie.
Un peu timide mais avec la voix franche, je démarre l'entretien avec une question classique « Où avez-vous fait vos études ? », c'est ainsi, avec six mots pudiques, que monsieur Carrier m'aimanta dans son monde.
Lui aussi, fut un étudiant du Mirail, docteur en Arts Plastiques et premier à exposer au sein de la Fabrique, il y restera de sa Licence jusqu'à aujourd'hui.
« Je voulais développer un programme de recherche sur l'enfance et la création, dans un institut qui est l'IRPALL et pendant plusieurs années j'ai travaillé à la construction de ce programme de recherche qui avait pour but de développer au sein du Mirail des activités artistiques pour les enfants du quartier, mais qui présentait aussi un volet développement. »
Beaucoup de questions me trottent en tête : quel est son rôle ? quel acteur est-il ? que propose t-il ? Mais je n'ai le temps de demander. Son propos est fluide et presque divinateur.
« Montrer de l'Art Contemporain, c'est l'identité du CIAM, l'identité de la Fabrique. Mais la nouveauté que j'ai apporté c'est de créer une circulation, un lien avec les publics des quartiers, notamment les enfants. […] Dans les années suivantes, j'ai été engagé comme contractuel pour prendre en charge l'ensemble de la programmation, puis j'ai passé un concours et j'ai été recruté comme chef de projet. Je suis fonctionnaire, maintenant titulaire. On a des missions différentes au sein du CIAM. On est aussi au sein de la fac, en lien avec les départements et les composantes artistiques et pédagogiques qui souhaitent faire des programmations. »
Au fur et à mesure de l'échange, je me rends compte que ce n'est pas un artiste plastique qui me fait face, mais un humaniste désireux d'échanger avec les autres, de trouver un équilibre entre découvertes, projets artistiques contemporains, échanges et partage avec tous les acteurs qui composent l'environnement de la faculté.
« Je considère que l'art est là pour fédérer au-delà des secteurs, des domaines, de fédérer finalement toutes les énergies de l'université et au-delà. Je me considère comme un acteur culturel, un acteur de terrain, qui agit auprès des étudiants, des enseignants, mais aussi d'autres publics. C'est le supplément d'âme si vous voulez.
C'est par la pratique, par l'action, que l'on pense. On ne pense pas de manière disjointe de sa pratique. L'acteur culturel vit avec les gens : il leur permet peut-être de penser autrement leur environnement. J'ai besoin de sublime vous savez, j'ai besoin de donner du sens à mon action. »
C'est avec une sensibilité rare, un regard plein d'espoir et d'utopie, de passion et de dévouement d'âme que Jérôme Carrier me fait part de ses anciens projets, de l'avenir qui encre ses pupilles et d'un aujourd'hui accueillant projets artistiques exaltants mais aussi porteur de doutes et d'interdits d'expression.
« Notre but c'est aussi de montrer des choses qui ne sont visibles qu'ici puisque ce sont les lieux et leur potentialité qui sont le contour des œuvres présentées. […] A un moment donné, l'Art c'est essentiel à la vie, et Kamil Guenatri, ses performances, c'est essentiel à sa vie. Il nous a donc complètement fait renaître, il nous a mis en face de l'essentiel de l'Art, justement essentiel car inutile. […] C'est toujours le même lieu d'exposition, mais c'est toujours différent, c'est une sorte de voyage immobile. Pour le public, c'est être ici et ailleurs en même temps, être transporté dans des questionnements, un autre paysage. […] C'est ce potentiel de l'Art d'être ici et ailleurs. Ma prochaine exposition est donc la réponse à ces interdits, plutôt que de courber l'échine, d'accepter que la culture ne fasse pas de vague, soit la cerise sur le gâteau, alors que l'artiste est un poil à gratter, qui justement travaille dans le système en portant sa propre singularité. […] Le rejet de la culture ce n'est pas le plus important, ce que je trouve désolant c'est le sectarisme, les a-prioris, alors même que l'entrée en culture c'est aller à la rencontre de ces a-prioris. C'est aimer ce qu'on aurait pas penser pouvoir aimer. […] Je me dis qu'à l'Université si on est pas capable de penser son action culturelle, c'est dramatique, quand on est dans un lieu de la pensée. »
Je dois avouer qu'en prenant le métro ce soir là, j'eus du mal à organiser les nouvelles évocations qui avaient resurgis d'un idéal dont j'avais fait le deuil il y a quelques années : ce monde qui peuple nos pensées quand on est encore enfant et inspiré, humaniste inné...
Alors, si un soir ou un matin, dans une rue ou dans un ascenseur, face à un sourire, à un sourcil froncé, nous hésitons dans un sourire, un regard détourné... Arrêtons notre course folle qui nous mène là où l'obligation appelle, laissons l'absurde et le naturel nous guider vers autrui, et accueillons les épiphanies qui changeront nos quotidiens.
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