Deux bières, une blonde
- L'Alouette
- 31 janv. 2016
- 5 min de lecture
Plantons le décor : vendredi soir, Café Pop', soirée entre amis. L'heure est à la limite au basculement vers le verre de trop. Retournement de situation : arrivent des mecs lambda, l'air pas méchants mais qui s'installent le plus naturellement du monde à notre table, sans y être invité. Leur caisse de vodka-kas au milieu de la table, ils commencent à discuter avec nous en se moquant de déranger ou non. Après deux ou trois mots polis mais peu encourageants, je demande très clairement à l'un de partir. Basculement dans un monde bien nul : il me répond, l'air tout fier, l’œil se voulant charmeur que « ça dépend si vous voulez des verres ».
Cet incident, particulièrement parlant, m'a fait m'interroger sur la façon dont les femmes étaient perçues en soirée, et surtout sur la symbolique d'achat introduite par un innocent verre gratuit. Je me suis sentie profondément humiliée, face à un acte de domination masculine courant. Mais en parlant autour de moi, filles comme garçons me répondent généralement qu'après tout, c'est de la drague. Mais est-ce moralement acceptable ? Le fait qu'un homme offre un verre à une ou des inconnues dans le but de commencer un jeu de séduction n'implique-t-il pas directement une relation de domination ?
Bien sur, on peut toujours choisir d'accepter ou non ce verre, ou de l'accepter et de ne pas continuer la conversation. Mais on se situe ici sur la liberté de choix de la femme, et non sur l'acte même d'offrir ce verre, la pensée qui se cache derrière cette vodka-kas : générosité désintéressée, ou investissement ?
Certes, il est assez délicat d'aborder quelqu'un, seul, dans un bar. Il faut une bonne dose de confiance en soi, ou dans certains cas d'alcool (ne pas confondre « être un peu désinhibé » avec « je suis un énorme boulet mais c'est pas grave c'est l'alcool » ; la bière ne justifiant pas tout, laissez-la tranquille). Souvent, face à des inconnus, la solution qui paraît la plus évidente est d'offrir à boire : on contourne les blocages sociaux, plus facilement intégré dans le groupe puisqu'on y apporte quelque chose.
On peut aussi parler de gentillesse. Lorsqu'on paie sa tournée, avec ses amis, c'est par camaraderie, alors pourquoi pas avec des inconnus ? N'est-ce pas gentil d'aborder une fille en lui offrant un verre ? Après tout, elle est là pour boire et c'est gratuit, et puis elle a le droit de refuser... Cependant, autant je me soucie beaucoup du bien être de mes amis, ou de personnes que je viens de rencontrer mais que j'apprécie, autant participer activement à celui d'un inconnu m'est totalement égal. Nous sommes soucieux des autres, que nos amis passent une bonne soirée, d'être de bonne compagnie, qu'ils rentrent tous bien, ou de continuer une conversation agréable déjà commencée. Mais une telle générosité avec des inconnus, sans rien attendre en retour, me paraît utopique, si ce n'est hypocrite.
Mais alors, quid d'un simple « salut, ça va ? » en tant qu'approche ? Ouvrir la discussion ainsi donne en plus l'avantage non négligeable de ne pas être problématique lorsqu'on inverse les genres : les réactions face à une femme offrant un verre à un homme risquent de bien montrer que cela constitue un comportement genré, contrairement à « bonsoir ». La question de la difficile réciprocité du geste montre bien une inégalité homme/femme bien présente, mais ne résout pas ce problème : les femmes devraient-elles offrir des verres aux hommes, ou les hommes cesser de le faire pour séduire une inconnue ?
Le succès de la technique du verre offert comme introduction à la drague prouve bien son côté rassurant : en offrant tout de suite quelque chose, l'homme créé une dette de fait, la relation est d'emblée asymétrique. Pour Paul Ricoeur, « La logique de l’échange de dons est une logique de réciprocité qui crée la mutualité ; elle consiste dans l’appel « à rendre en retour » contenu dans l’acte de donner ». Dans ce cas, il s'agit d'attention, d'une discussion, d'un baiser, d'une nuit... Preuve en est que, si la fille refuse le verre ou part avec sans s’intéresser, l'homme se sentira floué, il aura fait un « mauvais investissement ». Ce sont des gains que l'on place. Offrir un verre s'inscrit pleinement dans le phénomène de réciprocité, qui est systématique : si quelqu'un vous offre quelque chose, vous avez le droit de lui refuser un quelconque retour, mais bien souvent vous lui rendrez la pareille, ou un équivalent. Le retour d'ascenseur, en quelque sorte. Ce sentiment de redevabilité inhérent au fait de se faire offrir un verre implique de fait une domination, qui n'est pas choisie. Le verre n'est pas demandé, il est imposé, par quelqu'un que vous ne connaissez pas mais qui provoque une dette.
Cette drague monétaire entre de plus souvent dans le concept de galanterie, en lui-même sexiste bien que vu comme innocent, voir flatteur. Gentleman, je vous vois vous insurger : je ne parle pas ici de politesse, applicable à tous les sexes, mais de ces petites attentions spécifiquement portées aux femmes parce qu'elles sont des femmes, pour leur faciliter la vie, être prévenant. La galanterie est la «politesse empressée auprès des femmes», ce que Simone de Beauvoir désignait comme l'ensemble des petits privilèges qui font accepter aux femmes la perte de plus importants aux profit des hommes. De nombreuses femmes recherchent même ces attentions, y comprit monétaires, se marchandant elles-mêmes, comme si leur présence avait un coût.
Cela introduit une relation paternaliste et profondément genrée, mais apparemment sans connotation négative puisqu'une femme y gagnera quelques petits avantages tandis que l'homme sacrifiera volontairement un peu de son bien être pour le bénéfice de la femme. Cette forme de sexisme récompensant le maintient des genres, le sexisme dit bienveillant, va de pair avec le sexisme hostile, celui qui créé des différences discriminantes entre les sexes. Hors, des études ont prouvé qu'ils sont toujours liés, et que plus le sexisme bienveillant est présent, plus les femmes acceptent le sexisme hostile, y comprit dans notre société.
La question n'est donc pas de savoir si une femme doit ou non accepter un verre, encore moins de demander aux hommes de cesser d'être polis et gentils. Cependant, il me semble pertinent de remettre en cause ce quasi-systématisme qui consiste à offrir un verre à une inconnue pour l'aborder. Ce type de comportement implique clairement une situation de domination, et cache bien souvent chez l'homme lui-même l'idée implicite d'un échange : un verre contre du temps, un flirt, une nuit. Il s'agirait ici que cette objétisation des femmes soit un peu plus prise en compte, et plus seulement assimilé à de la drague innocente mais relève bien du sexisme, cette forme toute vicieuse du sexisme ordinaire. Quant à savoir si le féminisme a pas de plus grands combats à mener, j'aimerais répondre que puisque boire ma bière tranquillement est déjà une lutte, autant commencer par là.
תגובות